Philoctète, une blessure : une adaptation théâtrale inspirée de la mythologie, qui raisonne étrangement aujourd'hui

 

Prochaines dates :

 

Théâtre Ici&Là (Mancieulles, 54) :
spectacle programmé au Théâtre-Maison d’Elsa de Jarny (54) :
26 et 27 février / 20h30 


Nouvelle création de la compagnie du Jarnisy et de la compagnie de l'étang rouge, Philoctète,une blessure est né du désir de ces deux compagnies de pousser plus loin leur connivence artistique en travaillant avec l'auteur Pierre-Yves Chapalain.

En s'inspirant du Philoctète de Sophocle, l'auteur et les deux metteurs en scène, Anne-Margrit Leclerc (Cie du Jarnisy) et Eric Petitjean (Cie de l'étang rouge) ont souhaité, dans une écriture conjointe, donner à entendre le point de vue intime de l'exclu qui résiste à ce qui lui est imposé par les autres : être l'exclu. 
C'est cet acte de résistance qu'ils ont désiré pousser à son extrême, à travers le parcours désespéré d'un homme qui va tenter coûte que coûte de sauver son âme. Au travers de cette figure mythologique par excellence que représente Philoctète, l'auteur et les deux metteurs en scène ont posé la question de la résistance, à savoir comment un individu seul peut ou non agir sur lui-même et sur le monde. Ils posent aussi ici la question du libre-arbitre. Sommes-nous souverains dans nos décisions, ou sommes-nous asservis par une société qui nous domine ?



 © Jean-Gabriel Valot

Philoctète, une blessure a été créé aux Scènes du Jura les 13 et 14 janvier 2015, et sera accueilli au Centre Culturel André Malraux (54), du 4 au 6 février, au Til-Théâtre Ici & Là - Mancieulles (54) (en décentralisation au Théâtre-Maison d’Elsa de Jarny) les 26 et 27 février, et à Château rouge, Théâtre d’Annemasse (74), du 8 au 10 avril.

5 questions ont été posées aux deux metteurs en scène.

1. Pourquoi avoir choisi le mythe de Philoctète ?

Eric Petitjean : En fait, nous avions envie avant tout de raconter l’histoire d’un homme qui a subi une terrible injustice et qui dit « non ». L’idée du spectacle est d’abord née de cela et ensuite nous l’avons lié au mythe de Philoctète. Pierre-Yves Chapalain, l’auteur, s’inspire beaucoup de la mythologie dans ses spectacles et justement, quand nous avons commencé à parler de ce projet, il travaillait sur l’Illiade et l’Odyssée. Nous avons donc pensé ensemble au mythe de Philoctète.

Anne-Margrit Leclerc : Avant tout je pense que ce qui nous intéressait dans ce mythe est cette figure de l’exclu. Philoctète a été exilé par les grecs sur une île déserte. En fait, les autres guerriers ne pouvaient plus supporter ses cris déclenchés par un plaie qu’il avait au pied et dont la puanteur les indisposait. Au bout de dix ans de Guerre de Troie, les grecs se souviennent de Philoctète et reviennent le chercher pour qu’il leur livre son arc et ses flèches magiques qui leur permettraient de gagner cette guerre.
Et là, Philoctète dit « non ». Il est celui qui ne veut pas pardonner, qui dit à Ulysse et aux autres guerriers « vous pouvez faire tout ce que vous voulez, je refuse et je ne viendrai pas avec vous. ». C’est la figure de l’exclu par excellence.
Pour notre Philoctète, nous avons demandé à Pierre-Yves Chapalain de faire une adaptation du mythe. Dans ce travail d’adaptation, nous avons toujours gardé en tête le Philoctète de Sophocle et aussi celui du dramaturge allemand Heiner Muller.

2. Mais justement, pourquoi avoir voulu faire une adaptation du mythe de Philoctète ? Pourquoi ne pas avoir pris le Philoctète de Sophocle ?

AML : Nous aurions pu prendre le texte de Sophocle et raconter cette histoire écrite il y a plus de deux mille ans. Mais nous voulions raconter une histoire qui se passe dans notre société actuelle, c’est à dire proposer aux spectacteurs une version contemporaine.
Il a donc fallu transposer de nos jours chaque élément de la pièce de Sophocle : trouver avec l’auteur quelle blessure pouvait avoir notre Philoctète, trouver ce qu’il pouvait posséder que tout le monde lui enviait, transposer le contexte dans lequel se déroule l’histoire et ce que pouvait représenter la guerre de Troie dans notre monde actuel.

EP : Tout à fait. Dans notre adaptation, la guerre de Troie est représentée par notre monde en crise, les guerriers qui viennent demander de l’aide à Philoctète sont les spectateurs, et l’arc et les flèches de Philoctète sont devenus un don.
AML : Vu l’état actuel de notre monde, nous n’avons pas eu trop de mal à faire cette adaptation, à transposer tous ces éléments.

3. Philoctète est-il seulement malheureux ou solitaire ou est-ce que cela va au delà ?

EP : Oui, ça va au delà et c’est pour cela que nous nous sommes inspirés du mythe. Sinon notre lecture de cette histoire aurait été trop psychologique. Le rapport à la mythologie fait qu’on dépasse le cadre de la solitude et du malheur. Ici la question que l’on se pose est : comment un homme qui a subit une monstrueuse injustice peut-il continuer de vivre dans cette société qui l’a injustement condamné ? Même s’il est réhabilité par cette société, comment peut-il encore y vivre, et faire comme si de rien n’était ?
La question que nous nous sommes posée aussi est le fait de savoir jusqu’où un homme peut dire non ? Jusqu’où peut-il renoncer à participer à la société ? Que va-til se passer s’il continue à dire non ? Et qu’en est-il de l’avenir de cette société ?

AML : C’est vrai. Au bout d’un moment la situation est coincée, puisque tout le monde essaie de le convaincre et qu’il s’entête dans son refus. Sophocle a fait intervenir un demi-dieu, Heracklès, pour obliger Philoctète à accepter de coopérer. Nous, nous avons imaginé une autre résolution à ce conflit entre la société et philoctète, et cette résolution passe par le voyage.
Dès le départ, dans notre adaptation, Philoctète dit « je m’en vais, je dois partir ». Lorsque nous évoquons le voyage, c’est bien évidemment un voyage intérieur, un voyage à l’intérieur de lui-même qu’on peut interpréter comme un voyage initiatique. Peut-être qu’au terme de ce voyage, un autre monde est possible ou même une autre façon d’envisager de vivre ensemble. 
Le conflit est là. C’est l’imaginaire et la poésie qui nous permettent d’inventer une autre résolution à ce conflit.

4. La place de la radio qu'occupe la radio est essentielle. Est-elle une allégorie ? Que représente-t-elle concrètement ?

AML : La radio a plusieurs statuts. Au début, elle informe Philoctète et les spectateurs de l’évolution de la crise extérieure. Le climat est complétement détraqué, une grave épidémie sévit etc. C’est donc par elle qu’on apprend que le monde va très mal, et que ça ne va pas aller en s’arrangeant.
Ensuite, c’est elle qui annonce aux spectateurs ce pourquoi ils sont dans la salle. Après une grave crise de Philoctète, elle s’humanise et représente un personnage déterminant dans l’histoire de Sophocle qui est Néoptolème. C’est un jeune guerrier qui est envoyé par Ulysse pour amadouer Philoctète. Une relation particulière se noue entre Philoctète et elle, une relation d’amitié, une relation humaine.

EP : Elle symbolise aussi notre façon de communiquer aujourd’hui. On regarde la télé, on écoute la radio, on va sur Internet. Ce n’est plus très humain.
Et théâtralement, c’est un élément dramaturgique qui nous permet de sortir du récit, et qui nous permet d’agir sur le personnage de Philoctète.
Et puis, tout comme Néoptolème qui veut que Philoctète l’aide à gagner la guerre pour qu’il puisse enfin devenir un homme, la radio a besoin de Philoctète pour que le monde ne se détruise pas, pour qu’elle puisse continuer à exister.

AML : Peut-être pense-t-elle que le monde doit continuer à exister tel qu’il est et qu’il mérite d’être sauvé ?

5. Les silences aussi occupent une place importante. Ils sont très présents voire même oppressants, recherchez-vous un effet précis ?

EP : C’est vrai que le début du spectacle est sur un fil. Ces silences sont très importants. Les gens vont au théâtre voir un spectacle, s’assoient dans la salle et le comédien arrive sur le plateau et leur dit « ce n’est pas la peine de rester parce que je ne vais rien vous dire ». C’est cette situation là qui est sur un fil.

AML : Oui. Et c’est périlleux à mettre en scène. On se doute qu’il va bien finir par parler mais il nous faut expérimenter cet endroit très intéressant du faux et du vrai. Et puis c’est l’absence de parole qui montre aux spectateurs que Philoctète s’adresse à eux. 

EP : Notre objectif est de questionner les spectateurs, de les mettre un peu en danger. Doit-on partir ? Jusqu’à quel point va-t-il se taire ?